- LES BASES SCIENTIFIQUES -
Sur environ 600 Pg de carbone émis par les activités humaines sur la période 1870-2017,
on estime que moins de la moitié contribue au changement climatique en restant dans
l'atmosphère (250±5 Pg,
Le Quéré et al 2018).
L'impact des émissions de CO2 anthropique sur le climat est ainsi fortement limité grâce au
pompage de carbone par l'océan (150±20 PgC) et les surface terrestres (190±50 PgC)
(Le Quéré et al 2018),
mais l'évolution de ces puits naturels de CO2 en réponse au bouleversement climatique
reste très incertaine, entachant d'une grande incertitude les prédictions climatiques.
Dans ce contexte, les synthèses de données de CO2 réalisées au niveau international
sont cruciales pour suivre d'année en année l'évolution du bilan global de carbone
et pour améliorer les modèles climatiques. Les mesures de CO2 océaniques sont également
essentielles pour évaluer l'acidification des eaux, déjà clairement détectée dans la
plupart des régions océaniques
(Lauvset et al., 2015),
causée par l'accumulation de CO2 anthropique dans l'océan et le réchauffement global. Pour
répondre à ces enjeux climatiques et écologiques, il est essentiel de maintenir un réseau
d'observations adapté à la complexité des systèmes étudiés.
Dans l'océan, des données de qualité sont collectées depuis au moins deux décennies,
permettant l'élaboration d'atlas (e.g.,
World Ocean Atlas,
Global Ocean Data Analysis Project,
Surface Ocean CO2 Atlas).
Ces données ont permis, notamment, d'évaluer le rôle de l'océan dans le pompage
de CO2 atmosphérique (Takahashi
et al., 2002, Takahashi et al.,
2009), et de dresser un inventaire de CO2 anthropique dans l'océan mondial (
Sabine et al., 2004 ;
Khatiwala et al., 2013 ;
Gruber et al., 2019).
Il a également été montré que la variabilité interannuelle et pluriannuelle du flux air-mer de
CO2 pouvaient être importante, aussi bien au niveau global (Fig. 1a ;
Rödenbeck et al., 2014 ;
Rödenbeck et al., 2015)
qu'au niveau régional (e.g., Fig.1b), ce qui peut compliquer l'estimation
des tendances décennales à partir d'observations éparses. Grâce à la mise en place d'observations
régulières, des tendances pluriannuelles à décennales ont pu être détectée dans différentes régions
océaniques. Plusieurs études ont ainsi montré une réduction du puits de CO2 dans les années 90 dans
l'Atlantique Nord en partie expliquée par le changement de phase de l'Oscillation Nord Atlantique (e.g.,
Corbière et al., 2007 ;
Schuster et al., 2009 ;
Schuster et al., 2013),
mais aussi dans l'Océan Austral en réponse à l'augmentation des vents dans cette région
(Le Quéré et al., 2007 ;
Metzl, 2009 ;
Lenton et al., 2009).
Les observations acquises plus récemment posent encore de nombreuses questions, notamment
dans l'Atlantique Nord et l'Océan Austral qui absorbent de nouveau de grandes quantités de
CO2 depuis le début des années 2000 pour des raisons encore mal connues
(Landschützer et al., 2015 ;
Benallal et al., 2017 ;
Leseurre et al., 2020).
En Méditerranée Nord-Occidentale des observations récentes montrent que l'augmentation du contenu
en carbone inorganique des eaux de surface est supérieure de 15 % à l'équilibre avec le CO2
atmosphérique. Les raisons de cette suraccumulation ne sont pas encore bien identifiées, mais elle
pourrait être liée à une augmentation des apports de CO2 anthropique par les eaux atlantiques au
niveau du détroit de Gibraltar
(Merlivat et al., 2018).
Toutes ces observations mettent en lumière l'importance de poursuivre les séries temporelles de
CO2 océanique pour détecter les variations inter-décennales du flux air-mer de CO2 et comprendre
les mécanismes qui les gouvernent afin de mieux comprendre la variabilité observée au niveau global
(Fig.1) et réduire l'incertitude sur l'évolution du pompage de CO2 par l'océan
(validation des modèles).

Figure 1: a) Variabilité du flux air-mer de CO2 global entre 1980 et 2011 révélée par la synthèse d'observations SOCAT dans le cadre du projet SOCOM (Rödenbeck et al., 2015). Malgré des désaccords encore importants quant à la variabilité interannuelle du flux air-mer de CO2 global suivant la méthode d'interpolation des données (en couleur), la plupart des estimations montrent une augmentation du puits de CO2 océanique après les années 2000. b) Variabilité du flux air-mer de CO2 observée depuis 2002 pendant les campagnes MINERVE dans l'Océan Austral (moyenne des observations acquises entre Octobre et Mars, sur l'ensemble du trajet en noir, au nord du Front Polaire en violet, et au sud du Front Polaire en vert), d'après Benallal et al. (2017). Les anomalies interannuelles sont représentées par les barres. Les tendances (points) indiquent une intensification du pompage de CO2 par l'Océan Austral, en accord avec les résultats de Landschützer et al (2015) basés sur l'analyse de l'ensemble des données au sud de 35°S disponibles dans l'atlas SOCAT (Bakker et al., 2016).
Le maintien de séries temporelles de CO2 océanique est également crucial pour évaluer les tendances d'acidification des eaux (e.g. Bates et al., 2014 ; Takahashi et al., 2014 ; Coppola et al., 2020 ; Leseurre et al., 2020 ; Leseurre et al., 2022). Les observations acquises sur plus de dix ans montrent une réduction du pH dans la plupart des océans, généralement comprise entre 0,01 et 0,03 unités pH par décennie (Lauvset et al., 2015). Si ces tendances sont en grande partie expliquées par l'augmentation du CO2 océanique, d'autres processus peuvent moduler le pH des eaux. Ainsi, l'acidification des eaux de surface de l'Atlantique Nord était ralentie, jusqu'en 2010, par une tendance à l'augmentation de l'alcalinité totale depuis le milieu des années 90 en réponse à la contraction du gyre subpolaire (García-Ibáñez et al., 2016). Plus récemment une intensification du mélange vertical a été observée, conduisant à un refroidissement des eaux de surface, toujours dans le sens d'un ralentissement des tendances d'acidification (Leseurre et al., 2020). Un effet similaire d'atténuation de l'acidification des eaux de surface liée à une augmentation de l'alcalinité totale (non expliquée) a également été mise en évidence en Méditerranée (Kapsenberg et al. 2016 ; Wimart-Rousseau et al., 2021). Au contraire, le réchauffement global tend à accélérer l'acidification des eaux. Les observations répétées dans le bassin d'Islande et en Méditerranée Nord-Occidentale montrent que le réchauffement des eaux peut contribuer pour un tiers à la réduction de pH observée (García-Ibáñez et al., 2016 ; Yao et al., 2016). Dans l'Océan Austral, Midorikawa et al. (2012) ont reporté une rapide acidification des eaux de surface, probablement liée à l'augmentation des vents dans cette région, et qui pourrait conduire à une sous-saturation des eaux en ions carbonates avant la fin du siècle (pour l'aragonite). Un tel constat a également été rapporté pour le secteur Indien de l'Océan Austral (Leseurre et al., 2022) et au sud de la Tasmanie (Brandon et al. 2022 ; Fig.2b,c) avec des tendances de pH plus rapides au sud du Front Polaire. Néanmoins, les séries temporelles révèlent également de larges variations saisonnières et interannuelles qui peuvent compliquer la détection des tendances (e.g. Fig.2a ; Leseurre et al., 2020 ; Lefèvre et al., 2021 ; Wimart-Rousseau et al., 2021 ; Leseurre et al., 2022 ; Metzl et al., 2022 ; Metzl et al., 2023).

Figure 2 : Évolution du pH dans les eaux de surface a) dans le gyre subpolaire de l'Atlantique Nord (en vert, données SURATLANT), en Méditerranée Nord Occidentale au site MOOSE/DYFAMED (en rouge) et dans les eaux côtières au site SOMLIT/Point-B (en bleu), et dans l'Océan Austral entre la Tasmanie et la Terre Adélie b) dans la zone subantarctique et c) dans la zone antarctique. Pour l'Atlantique Nord et la Méditerranée, le pH est calculé à partir de mesures de CT et AT en utilisant les constantes de dissociation de Lueker et al., 2010 et Dickson, 1990). Pour l'Océan Austral, le pH est également calculé à partir de données de CT et AT, soit mesurées (en rouge) ou reconstruites (en gris). Figures b et c issues de Brandon et al. (2022).
Une meilleure compréhension des tendances de CO2 et de pH océanique passe par notre faculté à discerner les variations naturelles et anthropiques. Malgré l'amélioration des méthodes de détection du CO2 anthropique dans l'océan, des désaccords importants persistent, en particulier aux hautes latitudes nord et sud et en Méditerranée, où les estimations peuvent varier du simple au double suivant la méthode de détermination utilisée (Lo Monaco et al., 2005 ; Vasquez-Rodriguez, 2009 ; Palmieri et al. 2015). Les différentes méthodes s'accordent néanmoins sur une accumulation importante de CO2 anthropique dans l'Atlantique Nord, les moyennes latitudes sud et en Méditerranée (Fig.3 ; Lo Monaco et al., 2005 ; Touratier et Goyet, 2009 ; Vasquez-Rodriguez et al., 2009 ; Touratier et Goyet, 2011 ; Hassoun et al., 2015 ; Palmieri et al. 2015 ; Touratier et al., 2016). Il est important de noter que les désaccords entre méthodes sont fortement réduits quand on s'intéresse à l'accumulation de CO2 anthropique entre deux périodes d'observation. Outre les méthodes, des biais peuvent subsister dans l'estimation des tendances de CO2 anthropique déduites d'un petit nombre d'observations du fait de la variabilité interannuelle ou pluriannuelle (e.g. Mahieu et al., 2020). Les séries temporelles se révèlent alors très complémentaires des grandes radiales à haute résolution spatiale répétées tous les 8 à 10 ans (stratégie CLIVAR/GOSHIP), ceci afin de mieux évaluer la capacité de l'océan à séquestrer durablement le CO2 anthropique au niveau régional. En effet, une étude récente suggère que bien que la capacité de l'océan global à absorber une part importante des émissions de CO2 anthropique semble intacte, des disparités régionales existent, et certaines régions comme l'Atlantique Nord pourraient devenir moins efficaces (Gruber et al., 2019 ; Müller et al., 2023). Mieux évaluer et comprendre de tels changements est indispensable pour réduire l'incertitude des prédictions climatiques.

Figure 3 : Inventaires de CO2 anthropique dans l'océan évalués à partir d'observations in situ (Khatiwala et al., 2013).